Longtemps l’image en mouvement a été une aberration pour moi. Comment le sens pouvait prendre le temps de s’extraire à cette vitesse ? Je pouvais rester une heure devant un tableau et ce tableau rester en mémoire des jours entiers et là ça venait, ça commençait à poindre. Alors 24 images par secondes, vous me comprenez, c’était impossible. Et puis l’effet cinéma, cette sensation d’être happé, presque nié m’angoissait terriblement, se retrouver à la fin du film, dehors, posé là sur le trottoir, à essayer de me reconstituer.
J’utilise l’imparfait, ça veut donc dire que quelque chose a changé. L’angoisse du trottoir est toujours là. Mais je ne crois plus en ces 24 images par secondes. Je peux enfin voir ce qu’il y a à voir : un film.
Un film c’est une image et du temps. Et ce temps qui dans le tableau est géré par celui qui le regarde, là, dans le film il vous est donné, dans l’image, en même temps que l’image, totalement synchro. Ce que vous regardez c’est le temps de l’image ou peut-être bien l’image du temps. Comme si on nous donnait la lecture de l’image en même temps que l’image. C’est là que se trouve la profondeur d’un film.Ce que l’on regarde c’est le regard sur une image. C’est de là que vient mon angoisse. Où je suis? moi qui regarde. Je suis obligé d’entrer dans ce film, d’utiliser ce regard pour voir. Mon regard, je le récupère à la sortie.
Ceci n’est pas une critique. C’est le cinéma.
Je voudrais faire un film, mais pas du cinéma.
Je ne peux pas utiliser cette profondeur du cinéma. Je n’ai jamais cru à cette profondeur. Et pas uniquement celle du cinéma. La profondeur de l’homme. Au fond, il n’y a rien.
On ne fait que glisser, notre regard glisse, notre pensée glisse. Ce qui nous fait croire à de la profondeur, c’est l’effet du temps. Et ses effets, on en raffole, on en veut encore et toujours. Mais là où il nous éblouit, là où on l’adore c’est quand il nous sort ses deux plus beaux effets : la vitesse et l’oubli. L’un et l’autre sont liés, un duo de choc, par la vitesse on oublie, et par l’oubli on va plus vite.
Si on pouvait créer un ralentissement, non pas pour ne pas oublier, ce serait bien trop cruel, mais tout simplement pour voir cet oubli, pour le regarder quelques secondes, on y verrait une surface, toujours la même, oui, mais toujours changeante. Imaginez-vous, au bord de l’eau, au bord de la mer, par un jour de grand vent, la surface de l’eau est toujours la même, les mêmes vagues, à un rythme régulier. Mais vous, vous changez. Vous êtes de plus en plus trempé.
Un ralentissement qui permettrait de voir en même temps mais séparément et l’image et le déplacement. Une image fixe qui se déplacerait, avec Zénon d’Elée comme spectateur applaudissant à tout rompre. Le mouvement comme image. La flèche du temps saisie dans son non-sens.
Là, à présent, avec pour base le non-sens et l’impossibilité de la profondeur. Le combat peut commencer : d’un coté l’image dans sa fixité ( de la photographie ? je ne crois pas ), de l’autre le mouvement ( la vie en quelque sorte ). Et vous, êtes-vous du côté de l’image ? ou du côté de la vie ? Ce combat auquel vous assistez est plus proche du catch que de la boxe, car le spectateur n’est pas à l’abri des mauvais coups.
L’image ne peut pas s’empêcher de vous tromper, en vous donnant du sens, par sa représentation. Elle ne peut s’empêcher de vous manipuler, de vous déplacer, de vous positionner, face à elle, à plus ou moins de distance. Avec un paysage elle vous éjecte à des kilomètres de distance, petit point de fuite situé au bord du non-lieu. Elle, est le lieu, vous pas grand chose, en tout cas nulle part. Une image pornographique et vous voici écrasé devant elle, sans plus de distance, n’étant plus qu’un de ses appendices. Si elle veut vous voir planer dans les cieux, elle vous envoie l’image d’un tableau, là votre imaginaire construit un monde, que vous nommez : absolu.
Le déplacement peut vous paraître un allié, car il a la possibilité de manipuler l’image, de réduire son effet, de la faire oublier, de l’obturer. Mais ne vous laissez pas prendre par le temps… Car en vous cachant l’image, il vous la montre, il vous la montre cachée, bien sûr, mais fait appel à votre imaginaire, votre propre fabrique à images, habitué que vous êtes des flux incessants et des vitesses sans cesse croissantes, habitué à reconstruire, à reconstituer à partir de lambeaux d’images. Il joue avec votre maîtrise du hors-champ. Mais la simple rotation d’une image, et vous vous retrouvez la tête en bas. Votre faculté hors pair à recréer le hors-champ en prend un coup.
Bien sûr tout ça, c’est du cinéma. Et on transporte chacun son cinéma avec soi.
Avec Eléonore, j’aimerais faire un film où chacun puisse jouer enfin son propre cinéma. Qu’avec ce ralentissement, cette fragmentation, cette multiplication, ces rotations, avec tous ces effets mis à jour, on puisse être enfin soi, que ça ouvre un espace où l’on puisse jouer son propre film. De là à dire qu’Eléonore est un film interactif, oui (quelle image pourrait le mieux représenter l’interaction sinon celle d’un combat ? ): un lieu et un temps ou l’on pourrait faire interagir notre image, nos images et les images.
Paris le 13 octobre 2003
Frédéric Fenoll